2500 années de présence juive en Afrique du Nord,
un monde qui s'éteint
Les traces d'une
présence juive sur les côtes méditerranéennes de l'Afrique remonte à la haute
Antiquité. Elle précède d'au moins neuf siècles la conquête arabe et
l’islamisation de l'Afrique.
Juif originaire de Libye en prière dans une
ancienne synagogue de Tripoli, aujourd'hui à l'abandon. 38 000 juifs libyens
ont été expulsés par le colonel Kadhafi en 1969. La plupart des synagogues du
pays ont été détruites ou converties en mosquées. (SUHAIB SALEM / X90014)
Mis à jour le 09/06/2019
On retrouve les premières traces d'une présence juive à Carthage
(aujourd'hui la banlieue de Tunis), ville fondée par les Phéniciens au
VIIe siècle avant J.-C. Quatre siècles plus tard, cette cité portuaire
florissante devient une rivale de Rome en termes de commerce, de richesse et de
population. Non loin de Carthage, les juifs de Djerba arrivent au VIe siècle
avant J.-C., fuyant la Judée après la destruction du Premier temple par
Nabuchodonosor. C’est en 586 avant J.-C. à Djerba, où quelques milliers de
juifs trouvent refuge, que commence la construction de la plus vieille
synagogue du continent africain (la Ghriba).
Stèle funéraire écrite en grec,
épitaphe d'un rabbin nommé Caecilianos, retrouvée dans les ruines de Volubilis,
près de la ville marocaine de Meknès. Ces ruines romaines datent du Ier siècle
avant J.-C. (MANUEL COHEN / MANUEL COHEN)
Les juifs arrivent à Carthage avec les
Phéniciens... et les Romains
Des mosaïques représentant des chandeliers à 7 branches (symbole du
judaïsme) ont également été découvertes dans une villa (lors de travaux de
voirie) à 110 km au sud de Tunis. Selon les archéologues, ces vestiges
constituent une preuve supplémentaire d’une présence juive dans la région de
Cap Bon entre le IVe et le Ve siècle avant J.-C.
Le premier compte-rendu historique évoquant la présence de juifs dans
une région à l’ouest de l’Egypte apparaît dans l’œuvre de Flavius Josèphe.
L'historiographe romain écrit dans La
guerre des juifs qu’au IIIe siècle avant J.-C., 100 000 juifs furent
déportés d’Israël en Egypte. De là, ils se rendirent en Cyrénaïque (est de la
Libye actuelle) et probablement plus à l'Ouest.
Dans ces régions, ils "côtoyèrent" durant plusieurs siècles
les populations berbères, qu’ils ont parfois même judaïsées. Cette population
"judéo-berbère" longera l’Atlas saharien pour finalement se
fractionner et se fixer au Mzab, au Touat, Tafilalet, Dra’ et Sous (sud
algérien et marocain d'aujourd'hui).
A partir du IVe siècle, le christianisme devient religion de l’empire
romain. Il relègue dès lors le judaïsme au nord et au sud de la
Méditerranée. Cependant, des communautés juives subsistent dans les
périphéries de l’empire.
Saint Augustin témoigne de la présence juive au
Maghreb
Tertullien, puis Saint Augustin, témoignent à plusieurs reprises de la
présence juive au Maghreb, dans de grandes discussions théologiques et
liturgiques qui les opposent au judaïsme au sud de la Méditerranée (mais qui
les rapprochent aussi face "aux
païens").
Ils évoquent notamment dans leurs écrits "le
prosélytisme juif" (de cette époque) envers les Berbères "qu’ils
judaïsent en masse". Ces judéo-berbères et ces chrétiens opposeront
par la suite une farouche résistance à l'envahisseur arabe. Ibn Khaldoun, le
grand historien arabe du XVe siècle, relate que "lorsque
les armées venues d'Arabie ont pénétré en pays berbère, de nombreuses tribus
berbères étaient influencées par le judaïsme. (...) Une
partie des Berbères pratiquait le judaïsme, religion qu’ils avaient reçue de
leur puissants voisins, les israélites de la Syrie. Parmi les Berbères juifs,
on distinguait les Djeroua, tribu qui habitait l’Aurès et à laquelle
appartenait la Kahina, femme qui fut tuée par les Arabes à l’époque des
premières invasions (VIIe siècle)."
Les tout premiers habitants juifs du Touat et Gourra (situées à la
frontière algéro-marocaine) seraient arrivés plus tard, au IXe siècle, en
provenance de Mésopotamie. La réalisation de foggaras (canalisations d’eau
souterraines qui évitent l’évaporation) au Touat en témoigne, selon les
archéologues. C’est également par la littérature talmudique, que les historiens
peuvent aujourd’hui retracer les différentes communautés juives dispersées
autour de la Méditerranée. Les rabbins sont engagés dans des correspondances et
des discussions juridiques et religieuses qui traversent l’ensemble du
Maghreb.
Les Almohades détruisent le judaïsme maghrébin
En 1147, les Almohades s’emparent du Maghreb et de l'Andalousie et sont
sans pitié envers ceux qui refusent de se convertir à l’islam. Ils ne leur
laissent le choix qu'entre la conversion à l'islam et la mort, ce qui, après un
siècle de persécutions, entraîne la disparition de nombre de communautés
juives. Les grandes villes comme Kairouan sont alors interdites aux juifs,
qui se réfugient dans les régions isolées.
Le rabbin Abraham Ibn Ezra (1092-1167) originaire de Cordoue énumère,
après une longue traversée de l’Afrique du Nord, l’étendue du désastre qui
frappe les juifs de Kairouan, Sfax, Gabès et Meknès, massacrés juste avant ceux
de Fès et Marrakech. "Avant la destruction de sa
communauté juive par les Almohades vers 1150, Sijilmassa, située dans le
Tafilalet au carrefour des caravanes, était un centre important de la
civilisation juive. (...) Une cité de sages et d’études talmudiques qui
maintenait une correspondance avec les Yéchivas de toute la Méditerranée", relate le rabbin
andalou. Au XIIe siècle, le judaïsme maghrébin manque de disparaître.
Hassan el-Wazzan, dit Léon l’Africain, de passage dans le "sud
algérien", annonce que l’aventure du petit royaume juif saharien du Touat
a été brutalement interrompue en 1492 par un prédicateur musulman venu de
Tlemcen, scandalisé de voir à Tamentit des "juifs
arrogants" auxquels n’est pas appliqué, comme dans le reste du Maghreb, le
statut (infamant) des dhimmis (minorités du Livre soumises aux vexations et à
la dîme). Ce prédicateur ordonne la destruction des synagogues de Tamentit et
le massacre des juifs, promettant 7 mithqals d’or par tête de juif assassiné.
Les rares rescapés se partageront entre une adhésion à l’islam et un exode
massif à travers le Sahara, tant vers le Nord que vers le Sud… Certains,
chrétiens persécutés compris, se réfugieront en Castille et en Aragon, en
Sicile, d’autres sans doute dans la région de Tombouctou (actuel Mali).
Le judaïsme revit en Afrique du Nord grâce à l’arrivée massive des juifs
espagnols et portugais, chassés par les persécutions de
l’Inquisition, sur les côtes du Maroc et d’Algérie. Ce
qui reste des communautés juives du Maghreb sera grossit par ces
expulsés d’Espagne et du Portugal, entre les XVe et XVIe siècles. Les familles
portant les noms de Toledano, Cordoba, Berdugo témoignent de ces racines
ibériques.
Cimetière juif de Tanger (nord du
Maroc), où sont enterrés les nombreux juifs expulsés d'Espagne et du Portugal entre
les XVe et XVIe siècles. (CREATIVE TOUCH IMAGING LTD / NURPHOTO)
Les juifs expulsés d'Espagne sauvent le judaïsme
nord-africain
Cette élite érudite d’éducation andalouse finit par imposer sa
suprématie culturelle et économique aux juifs du Maghreb. Parlant plusieurs
langues, ces négociants sont en contact avec les autres ports de la
Méditerranée. Ces juifs espagnols se distinguent parfois des juifs
"indigènes", comme à Tunis, où ils forment une communauté à part. En
Tunisie, on retrouve les familles Lumbroso, Cartoso, Boccara, Valensi venues
pour la plupart de Livourne, en Italie.
Des quartiers juifs séparés existent un peu partout au Maghreb,
notamment au Maroc (mellah). En passant à la fin du XVIe siècle sous
l’administration ottomane de Souleymane le Magnifique, les choses iront alors
un peu mieux pour les juifs du Maghreb.
La colonisation française à partir de 1830 finit de détacher les juifs
de leurs voisins musulmans. La "France des Lumières et républicaine", plus
protectrice que l’islam, libère les juifs de leur statut inférieur (dhimmis) de
servitude. Le décret Crémieux accorde la nationalité française aux juifs
d’Algérie en 1870. Désormais français, ils vont combattre durant la guerre de
14-18 aux Dardanelles ou au Chemin des dames.
La fin d'une histoire
Beaucoup quittent le Maroc et la Tunisie en 1948 pour Israël, d'autres
préfèrent le Canada ou les Etats-Unis. La plupart des juifs d'Algérie seront
"rapatriés" en France métropolitaine où ils n'ont, le plus souvent,
jamais mis les pieds. Les derniers contingents seront "chassés" par
les indépendances algérienne, marocaine et tunisienne dans les années
60. Moins de 5000 juifs vivent aujourd’hui au Maroc, en Algérie et en
Tunisie... Ils étaient encore près de 700 000 dans les années 50.
Ce judaïsme nord-africain a aujourd'hui quasiment disparu. Il survit
encore dans la tête de quelques témoins vivants. Comme le disait Paul Valery, "nous
savons que les civilisations sont mortelles". La vieille
culture juive du monde arabe est sur le point de s'éteindre définitivement.
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