jeudi 19 juillet 2018


Le monde arabo-musulman

Daniel Paquet, dpaquet1871@gmail.com  

Qu’est-ce qu’elles peuvent être épuisantes moralement et rebutantes ces vicissitudes de la vie.  Le découragement peut même survenir d’une rencontre –fortuite!- avec un membre de la direction du Parti; et voilà que l’on remet tout en question : travail, écriture, amours…  Les années passant, l’énergie fait défaut pour contrecarrer les confrontations, y compris idéologiques.  Il reste le sommeil réparateur dans un premier temps; mais plus largement, il faut retrouver la beauté et l’espoir.

C’est le but de cet article.  La Vie Nouvelle Réelle voulait élever le niveau du débat eu égard à nos frères et sœurs du Maghreb et du Moyen-Orient.  Nous savons peu de choses sur ces pays, si ce n’est qu’il y a eu des révolutions en Tunisie et en Égypte en 2011; les mass média ont à leur façon noyée « dans le sang » la Libye, et la Syrie est devenue la cible de l’OTAN. 
Tout est là pour n’offrir que la lassitude, mais…
Il existe l’encyclopédie en ligne Cocowikipédia qui nous parle, sous un autre angle, du monde arabo-musulman, plus particulièrement d’un de ses plus grands fils :
Avicenne (aussi connu sous le nom de Sina Abu Ali).  Il a vécu de 980 à 1037 : « Philosophe, médecin et savant.  Vécut à Boukhara et en Iran.  Joue un rôle important en diffusant parmi les Arabes et par l’intermédiaire de ceux-ci, dans les pays européens l’héritage philosophique et scientifique du monde antique.  Fit beaucoup pour affirmer la pensée rationnelle et propager les sciences naturelles et les connaissances mathématiques.  Il reprend les tendances matérialistes et idéalistes d’Aristote.  Développa la logique, la physique et la métaphysique d’Aristote.  Son œuvre maîtresse : « Livre de la connaissance ».  On lui doit aussi : « Livre de la Guérison », et « Canon de la médecine ».
On ne parle pas des avancées de cette civilisation orientale par dilettantisme, ou pour évacuer les débats.  Non, la présence des musulmans, plus particulièrement des Arabes parmi nous, au Canada par exemple, oblige à la réflexion : Pourquoi viennent-ils ici?  Est-ce vrai qu’ils veulent transformer les églises catholiques en mosquées (comme le veut une  certaine rumeur)?  Beaucoup de questions, la recherche de réponses s’impose, car les mouvements d’immigration ne vont pas cesser, d’une part; et les volontés de changement profond vont s’enraciner dans leur pays d’origine, peut-être en Arabie Saoudite par exemple?

Et la politique, c’est évidemment l’avenir de la Palestine.  Ziad Ahmed, militant du Front populaire de libération de la Palestine, le souligne, il faut « une conférence internationale sur le Proche-Orient ».[1]  
Les Palestiniens ne sont pas seuls face à l’Histoire.  Tout le monde arabo-musulman est étreint par leurs souffrances.  Il ne faut donc  pas s’étonner que la plus grande chanteuse vivante du Moyen-Orient, Fairouz, ait parlé d’eux.  Elle chante entre autres pour la paix juste et durable.  Certes, elle éblouit par sa poésie et la grandeur de son âme.  Elle est libanaise; on peut notamment écouter d’elle « Wahdon », www.emiarabia.com .

En Occident, on connaît mieux les chanteuses populaires, comme Dalida.  On ignore souvent qu’elle est originaire d’Alexandrie en Égypte, fille de parents italiens.  On peut toujours se laisser bercer par « Salma ya salama. »[2]
La chanteuse Chantal Chamandy a suivi ses traces.  D’ailleurs, elle a donné en 2007, un concert « live » devant les Pyramides d’Égypte en reprenant certains succès de Dalida, avec une fois encore Salma ya Salama.  Chantal était accompagnée par l’Orchestre symphonique du Caire; voici l’adresse Internet : www.chantalchamandy.com .
Il existe d’autres disques disponibles à Montréal.  Ainsi, on peut se procurer la musique d’Alabina[3].

Toutefois, la vie dans cette région et pour ses ressortissants, ce n’est pas que l’histoire d’une chanson, notons la manchette suivante :
Coups, menaces et purge
à Al Jazeera - Bruxelles
« Un responsable d'Al Jazeera en poste à Bruxelles a tabassé, licencié et menacé un reporter qui a voulu déjouer une manipulation médiatique fabriquée par Al Jazeera à propos de la Syrie.

Cet événement grave confirme ce que nous disions à propos d'Al Jazeera : depuis le début du "printemps arabe", la chaîne panislamiste est devenue l'instrument de propagande antisyrien contrôlé par cette dictature monarchique, théocratique, esclavagiste, pro-occidentale et complice d'Israël qu'est l'émirat du Qatar.

On se rappellera qu'en avril dernier, Ghassan Ben Jeddo avait démissionné de la chaîne en raison des mensonges qu'elle diffusait notamment à propos de la Syrie. Ces remaniements semblent liés à la nouvelle ligne rédactionnelle d'Al Jazeera désormais alignée sur la politique étrangère américaine dans la région. La chaîne qatarie, avec son armée de propagandistes, et l'Etat qatari, avec ses 5000 commandos, ont activement participé à la destruction de la Libye souveraine. A présent, c'est la Syrie qui est dans leur ligne de mire. »[4]
Par-delà les conflits et la convoitise des magnats du pétrole, la culture est solidement ancrée à son socle :
« L’arabe est la langue officielle de plus de vingt pays et la langue maternelle de plus de 300 millions de personnes. On le parle dans tout le Proche- et le Moyen-Orient, du Maroc à l’Irak.  Par ailleurs, l’arabe, langue du Coran et de l’islam, est compris par plus de 1,2 milliard de personnes sur la planète.
L’arabe, comme l’hébreu ou l’amharique (langue parlée en Éthiopie), est une langue sémitique.  Et elle est relativement jeune.  C’est dans le Sinaï, en Égypte, que l’on a trouvé une des plus anciennes traces de l’arabe : des graffitis qui remontent à l’an 300 après J.-C.[5]

La civilisation arabo-musulmane est caricaturée excessivement pour dénigrer la foi des adeptes de l’islam  Il est intéressant de prendre un peu de recul et de se remémorer une pensée de Karl Marx : « ‘  C’est l’homme qui fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme […].  La détresse religieuse est, pour une part, l’expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle.  La religion est le soupir de la créature opprimée, la chaleur d’un monde sans cœur, comme est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu.  Elle est l’opium du peuple.’  … Marx n’exprime ici aucun mépris pour les hommes, mais il déclare au contraire, le respect, la compréhension profonde, voire la tendresse, qu’il a pour le genre humain... »[6]

Ici, s’achève notre rencontre avec le monde arabo-musulman.  Une dernière référence : un beau livre.[7]

Enfin, nos lecteurs seront peut-être intéressés par un clip de la chanteuse britannique Sarah Brightman s’inspirant de la culture arabe.  Naturellement, il y a beaucoup de clichés ; notons que c’est réalisé lors d’un spectacle à Las Vegas aux États-Unis.  Il suffit de se rendre au site.  Nous ne pouvons pas malheureusement reproduire légalement la chanson.  Quant à l’auditoire, il est principalement nord-américain.  Il a apprécié comme vous pourrez le constater par vous-mêmes.[8]

Voilà, et nous revenons au Canada où aujourd’hui il fait froid ; un léger tapis blanc couvre nos rues, les parcs et les terrains avoisinants.  Dure réalité que l’hiver à Montréal !


La Vie Réelle : www.laviereelle.blogspot.com
La Nouvelle Vie Réelle :  www.lnvr.blogspot.com
Communist News :           www.dpaquet1871.blogspot.com
Le sourire de l’Orient :      www.lesouriredelorient.blogspot.com
Pour la KOMINTERN now !   www.pourlakominternnow.blogspot.com
L’Humanité in English :     www.humaniteinenglish.com

-30-









[1] Initiative Communiste, no. 114, novembre 2011, page 3, www.initiative-communiste.fr
[2] DALIDA, 40 Succès en or, 1956-1997, Barclay, Orlando, Paris, 1997, http://www.serveurs.com/Dalida 
[3] ALABINA, The Album II, Astor Place Recordings, New York, 1998
[4] Investig’Action, Coups, menaces et purge à Al Jazeera, Bruxelles (Newsletter 12.12.11), Communiqué de presse, www.michelcollon.info
[5] BOUCHENTOUF, Amine, et al.  L’arabe pour les Nuls, Wiley Publishing Inc., Hoboken, 2006, 339 pages
[6] ROSSELLINI, Roberto, Un esprit libre ne doit rien apprendre en esclave, Fayard, Paris, 1977, pp. 171-173
[7] REIG, Daniel, Dictionnaire arabe-français, Larousse, Paris, 2011, 802 pages
[8] BRIGHTMAN, Sarah, Harem, EMI MUSIC CANADA, Mississauga, 2003, www.sarah-brightman.com




dimanche 15 juillet 2018

1. Antécédents historiques

Marxisme égyptien et marxisme occidental : traduction et idéologie

Anwar Moghith
p. 71-91
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Texte intégral

1La rencontre entre les Égyptiens et la pensée marxiste coïncide avec le développement de la presse libre pendant la deuxième moitié du XIXe siècle. Cette presse devait rendre compte des divers événements qui se déroulaient alors en Occident : guerres, alliances, inventions, etc. Certains événements spectaculaires, comme la Commune de Paris, l'assassinat du Tsar, l'entrée des députés socialistes au Reichstag (parlement allemand) et l'assassinat du président français Sadi Carnot, ainsi que l'émergence de nouveaux phénomènes comme les syndicats ouvriers et les grèves, ont incité la presse égyptienne à s'intéresser aux mouvements sociaux. Ceux-ci ont été désignés au départ par leurs noms européens translitérés en arabe : al-sûsyâlist, al-kumyunist et al-nihîlist. Ces courants sont toujours mentionnés ensemble, sans distinction entre eux, et en général, ils sont tous réfutés par un seul argument qui souligne leur opposition à la nature humaine et le retour à l'état animal qu'ils entraînent (Al-Afghânî, 1942 ; Ishâq, 1978 ; al-Muqtataf, 1879).
  • 1  Actuellement le mot shuyûïyya est en usage pour dire communisme et idrâb pour désigner la grève. Q (...)
2Ce recours à la translitération reflète une certaine conviction, chez les écrivains et les rédacteurs de l'époque, selon laquelle les mouvements sociaux seraient des phénomènes proprement occidentaux. Toutefois, cette conviction a été ébranlée par l'impact de plus en plus sensible de l'Occident sur la vie des Égyptiens et par le fait que les penseurs de la Nahda (Renaissance arabe) ont choisi l'Occident comme modèle et comme fin de leur démarche progressiste. Dans ce contexte, le mot du Manifeste communiste selon lequel la bourgeoisie occidentale « crée un monde à son image » (Marx, 1965b, p. 165), décrit parfaitement le fond de la pensée des intellectuels égyptiens de la Nahda qui voit dans la civilisation occidentale l'image de leur propre avenir. La presse ne pouvait donc rester indifférente aux mouvements sociaux car ceux-ci allaient nécessairement concerner l'Égypte. En effet, ces derniers lui apparaissent, tout comme les inventions qui remplissent les pages de la même presse, transculturels et transnationaux. On abandonne alors la translittération pour la recherche de mots arabes pouvant exprimer le sens de ces mouvements. Adîb Ishâq choisit provisoirement dans sa revue al-Mahrûsa le terme al-khawârij pour désigner les trois courants d'une manière générale. À l'origine, ce mot désigne un mouvement contestataire du début de l'islam, qui, face aux groupes d'intérêts composés des compagnons du Prophète, revendiquait l'application d'un islam authentique. Ce mot, outre qu'il donne aux mouvements sociaux un aspect religieux qu'ils n'ont pas, ne peut remplacer une traduction. C'est Ahmad Fâris al-Shidyâq qui sera le premier, en 1879, à traduire le mot socialisme par ishtirâkiyya ; un mot qui signifie en arabe « partage ». Ishâq traduit communisme par ibâhiyya qui signifie « licence » ou « libertinage ». La revue al-Muqtataf traduit le mot grève par i'tisâb qui signifie « regroupement agressif »1. Le choix de ces mots arabes reflète le désir des traducteurs de créer une certaine répugnance à l'égard des mouvements sociaux. Cette nouvelle approche, qui consiste à abandonner la translittération pour l'usage de mots vernaculaires coïncide avec la volonté de découvrir les traits distinctifs de chaque courant. Une distinction qui fait apparaître le socialisme comme le plus modéré de ces courants. Au cas où il faudrait choisir, il représenterait le moindre mal.
3La conviction que l'Occident représente le modèle de la modernisation en Égypte a, d'un côté, incité les intellectuels à développer leur critique à l'égard des mouvements sociaux. Un nouvel argument adopté contre ces mouvements ne s'appuie plus sur l'opposition à la nature humaine ou l'oubli de la loi divine ; il s'inspire de la théorie de l'évolution : ces mouvements violent la loi de l'évolution en provoquant un changement brutal. Cet argument a l'avantage de réfuter les mouvements sociaux tout en restant moderniste. D'un autre côté, et du fait même de ce double paradigme de la modernisation (l'Occident comme modèle et l'évolutionnisme appliqué à la société), les courants de pensée véhiculés par les mouvements sociaux en Occident, tels que le socialisme et le communisme, ont commencé à gagner des partisans parmi les intellectuels égyptiens. Ce qui donne lieu à une approche beaucoup plus intéressante et familière, et pousse les intellectuels à traduire des textes appartenant à ces courants.

La traduction des textes marxistes

4Durant les deux premières décennies du XXe siècle, le socialisme est dans la presse égyptienne un objet de polémique, abordé en termes vifs et passionnés par les intellectuels. Le socialisme est présenté alors comme une nouvelle et curieuse doctrine. Il est la cause d'événements violents troublant la vie politique internationale, il est un objet sur lequel des écrivains célèbres et des politiciens exercent leur rhétorique pour le réfuter ou en faire l'éloge. Une telle présentation du socialisme, bien que non fondée sur une connaissance réelle de la doctrine, entraîne des réactions d'enthousiasme ou de rejet.
5En effet, aucune œuvre n'est, en effet, encore traduite et les divergences au sein du mouvement socialiste restent inconnues. Le marxisme est encore plus méconnu ; Karl Marx est célébré comme fondateur du socialisme scientifique, théoricien socialiste et comme grand philosophe allemand. Pour autant, les intellectuels égyptiens optent pour un socialisme graduel et modéré et rejettent le communisme jugé, trop dangereux : la réforme est mieux admise que la révolution. Malgré l'adhésion du Parti communiste égyptien (PCE) à la IIIInternationale en 1922, le marxisme n'y est pas présent en tant que théorie, car le parti, trop préoccupé par la lutte syndicale, n'offre ni textes accessibles, ni recherches, ni réflexions à propos des thèses marxistes.
6Dans le débat journalistique et littéraire de l'époque, le mot marxisme (al-madhhab al-mârksî) est peu utilisé. Les mots communisme (al-shuyû'iyya) et plus tard bolchevisme (al-bulshufiyya) sont courants, non pas pour signifier une théorie, une idéologie ou une vision du monde, mais plutôt comme concepts d'une nouvelle organisation sociale. On parle du communisme comme d'une bonne nouvelle ou d'une menace, on parle de Marx comme d'un messie ou d'un faux messie. Cet aspect mystérieux provient de l'ignorance des idées et des textes marxistes, de l'ignorance de cette infrastructure théorique nécessaire à toute adoption ou réfutation utile et bien construite d'une idée nouvelle. Il est donc important d'accorder à la parution des textes marxistes une grande considération et une attention toute particulière, car elle assure enfin la présence réelle du marxisme en langue arabe.
7Ces textes sont particulièrement significatifs en ce qui concerne la présence de la culture occidentale au sein de la culture arabo-musulmane. Car le marxisme, avec sa prétention à la validité universelle, invite le traducteur à trouver des contenus à ses concepts à l'intérieur de sa propre culture. Autour de la traduction s'étend un large champ de connaissances où se situent : le traducteur, en tant que personne réelle qui a une certaine situation sociale et qui entre en interaction avec la conscience de son époque ; les paratextes, comme le titre, la dédicace, la préface, la postface, les notes du traducteur, etc. ; enfin, le texte lui-même, avec ses erreurs, ses malentendus, ses phrases tronquées ou franchement supprimées. Autant d'indices qui pourraient davantage refléter la conscience d'une époque que les affirmations volontaires avancées par cette même conscience.
8Pour mieux cerner le rapport entre idéologie et traduction, nous allons examiner les traductions de quatre textes marxistes. Les traducteurs des ces textes, qui appartiennent à des familles politiques différentes, ont réalisé ces traductions, animés de motivations variées.

Ahmad Rif'at, le traducteur de L'État et la Révolution

9La première traduction en langue arabe d'un classique du marxisme fut l'ouvrage de Lénine, LÉtat et la Révolution, paru en janvier 1922 sous le titre Mudhakkirât Linîn 'an al-hurûb al-urûbiyya : mâdîha wa hâdirihâ (Les mémoires de Lénine à propos des guerres européennes : leur passé et leur présent). Outre le titre, figure aussi sur la couverture du livre le nom du traducteur, Ahmad Rif'at et la mention suivante : « Par la plume de N. Lénine, président de la République russe ». Ahmad Rif'at est un nom qui n'a pas d'histoire dans la vie culturelle et politique égyptienne du XXe siècle ; il est absent du débat politique qui eut lieu dans la presse égyptienne à propos de la déclaration de la constitution du premier parti socialiste égyptien en 1921.
10Les motifs pour lesquels Ahmad Rif'at a traduit L'État et la Révolution de Lénine ne relèvent pas d'un engagement théorique et politique pour le socialisme. On peut toutefois connaître sa conception de la Nahda et sa vision politique d'avant la guerre à travers une lettre où il répond aux revendications des coptes, et qu'il rédige après l'assassinat de Butrus Ghâlî, le premier ministre copte, et la tension qui s'en suivit entre coptes et musulmans. Rif'at affirme que l'Égypte est plus tolérante à l'égard des coptes que les pays occidentaux à l'égard des juifs ; il conteste l'idée que les coptes seraient persécutés. Ce sont plutôt les musulmans, selon lui, qui représentent une majorité pauvre et opprimée, et qui ont le droit d'émettre des revendications. Il incite les Egyptiens à lutter contre la colonisation anglaise en maintenant le lien avec la Sublime Porte et à travailler ensemble pour la Nahda et le progrès (Rif'at, 1911, p. 31). Cette vision était à l'époque l'axe de la politique du Parti Watanî de Mustafa Kâmil et Muhammad Farîd.
11Après la guerre, Rif'at a maintenu la même position, enrichie toutefois d'une ouverture sur les expériences des autres nations. Dans sa dernière traduction, al-Wataniyya al-'uthmâniyya (Le nationalisme ottoman, de B. G. Gaulis), parue également en 1922, il lance un appel aux jeunes d'Égypte dans lequel il précise sa conception de la Nahda : « L'Orient comme corps et existence spirituelle désigne un grand ensemble de pays et de peuples. Si ces pays se lient par une ligue, si ses fils se réunissent, il retrouvera la vie. » (Rif'at, 1922b, p. 3) Rif'at opte donc en 1922 pour « La grande ligue d'Orient ». C'était l'idée maîtresse d'al-Afghânî et d'Ishâq dans les années 1870 au sein de leur projet de la Nahda. Le panislamisme sera éclipsé en 1919 par le succès du Wafd qui soutenait un projet national égyptien sans préconiser l'unité avec les pays d'Orient. En Égypte cependant, le lien sentimental avec les pays d'Orient luttant contre le colonialisme restait populaire. Cette sensibilité devait se manifester lors des déclarations anticolonialistes de la révolution bolchevique et pendant le mouvement nationaliste turc.
12Rif'at exprime cet enthousiasme dans sa traduction de l'État et la Révolution et du Nationalisme ottoman. Il félicite les bolcheviques pour leurs efforts de libération de l'Anatolie et leur soutien à la Turquie, et considère que le Congrès des peuples d'Orient à Bakou est un espoir pour l'unité et la renaissance des peuples musulmans. Dans Le Nationalisme ottoman, il présente l'exploit de Kemal Atatûrk et d'Enver Pacha comme un modèle à suivre par les Égyptiens. Entre les deux héros turcs, il penche du côté d'Enver Pacha, « héros musulman » qui « travaille pour le monde musulman en particulier, et l'Orient en général » (Rif'at, 1922b, p. 5). Il faut rappeler qu'Enver Pacha était à la tête d'une délégation représentant la Turquie, l'Égypte et la Tunisie au Congrès de Bakou (el-Makhadmeh, 1987, p. 92).
  • 2  Voir la traduction de cet article dans Abdel-Malek (1970, p. 232-237).
13L'article intitulé « Socialisme, bolchevisme et religion », paru dans la revue fondamentaliste musulmane al-Manâr, témoigne de cet enthousiasme2. La manière dont Rif'at décrit Lénine montre ce que ce dernier représente pour un admirateur panislamiste ; Rif'at présente Lénine au lecteur comme « le plus grand homme actuel sur le globe » (Rif'at, 1922a, p. 3). Lénine fut pour lui le modèle du gouvernant juste, modeste et dévoué dont l'Égypte avait besoin ; « Lénine, écrit-il, est un homme d'une extrême simplicité dans son alimentation, son habillement et sa demeure, il n'a d'autres préoccupations que de propager ses principes qui lient la libération mondiale de l'impérialisme à la réalisation de l'égalité entre tous les hommes » (Rif'at, 1922a, p. 5). La notion d'individu, héros sujet de l'histoire, est un concept principal dans le panislamisme, lequel vante l'exploit d'un seul homme (Mahomet). La solution des problèmes sociaux dépend de la personnalité du gouvernant. En outre, la présentation de Lénine en tant que héros, acteur de l'histoire, éclipse le rôle du parti, du marxisme, de la Nie Internationale et de la masse ouvrière.
14Dans ce contexte, le choix de traduire L'État et la Révolution nous paraît circonstanciel. C'était peut-être à cette époque en Égypte le seul livre de Lénine traduit en français et accessible à Rif'at. Le changement du titre en Mémoires de Lénine sur les guerres européennes, leur passé et leur présent, permet à la fois d'éviter le mot thawra (révolution) et d'ajouter un titre accrocheur en raison de l'actualité de la guerre. Le choix du terme « Mémoire » est justifié par le projet du traducteur de présenter aux lecteurs égyptiens une série de livres sur « les grands esprits qui pensent clandestinement pour libérer leurs peuples » (Rif'at, 1922a, p. 1) - série qui avait commencé par les Mémoires de Hindenburg. On peut saisir sa conception du socialisme en général et de la pensée marxiste en particulier dans la préface et la postface des Mémoires de Lénine. On peut déceler, dans la préface datant du 28 décembre 1921, de l'admiration pour la personnalité héroïque de Lénine. Près d'un mois après avoir envoyé le livre à l'imprimerie, il trouve utile d'écrire une postface intitulée « clarification nécessaire », dans laquelle il explique certains concepts propres à la pensée socialiste, et commente la propagande antibolchevique dans la presse égyptienne et les derniers événements de la révolution russe.
15D'après la postface, le communisme pour Rif'at signifie en même temps révolution et république. Il établit le lien entre les capitalistes et le régime monarchique, et ne conçoit pas le lien entre le communisme et la classe ouvrière. Rif'at voit dans le rétablissement de la monarchie après la révolution de 1848 et dans la chute de la Commune de Paris une confirmation de cette conclusion. La révolution bolchevique échappera-t-elle à ce destin impitoyable ? Rif'at ne laisse pas à l'avenir la tâche de répondre à cette question. La réponse, pour lui, réside dans la pratique politique du gouvernement bolchevique. Dans une sorte d'autocritique, Rif'at décrit d'abord la réception enthousiaste de la Révolution russe par les Orientaux. « Les bolcheviques sont apparus, au début, sous cet aspect noble qui les montrait au travail pour libérer les classes opprimées et les peuples soumis au joug du colonialisme [...]. Ils ont toléré la constitution de petites républiques en Ukraine, Finlande et dans le Caucase. Les âmes se sont rassurées. Les Orientaux en particulier ont pensé que la nature humaine de ces gens avait changé et que le rêve devenait réalité, leur bonne foi s'est étendue jusqu'à croire qu'ils allaient sauver le monde du cauchemar du colonialisme. Les Orientaux attendaient partout que le courant bolchevique atteigne leurs pays pour les sauver de l'emprise de ce cauchemar » (Rif'at, 1922a, p. 248).
16Les Orientaux espéraient du bolchevisme une libération nationale plutôt qu'une justice sociale. L'enthousiasme de Rif'at pour Lénine dans la préface du livre est justifié par le soutien du gouvernement bolchevique au mouvement nationaliste turc ; la déception de la postface est provoquée par les derniers événements : « Oui, le régime des Soviets nous a surpris ces derniers jours, par la suppression des républiques caucasiennes et l'occupation de ces pays par l'armée bolchevique, [...] alors que ces petites républiques étaient fondées sur le système communiste. » (Rif'at, 1922a, p. 249) Le rêve brisé n'est pas seulement celui des Orientaux, mais aussi celui du peuple russe, puisque les promesses du communisme - la suppression des différences entre les classes, l'abolition de tout pouvoir étatique et l'établissement d'une caisse générale qui reçoit la production et distribue d'après les besoins - sont loin d'être réalisées.
17La critique du bolchevisme dérivée de la tendance panislamiste et anticolonialiste de Rif'at est loin d'être une critique fabriquée pour échapper à la censure, comme le suppose R. al-Safd qui affirme également que Rif'at était un membre du PCE, et que la traduction de ce livre est une contribution du Parti à la propagation de la pensée marxiste en Égypte (al-Saîd, 1976, p. 118). Cette hypothèse nous paraît peu justifiée car les idées politiques de Rif'at que nous venons d'exposer et le livre traduit n'ont jamais été discutés au sein du Parti et n'ont jamais constitué une source théorique pour la formation de ses cadres. Il suffira d'ailleurs de remarquer que le traducteur, trois mois seulement après la traduction de l'ouvrage de Lénine, opte pour le panislamisme en traduisant Le nationalisme ottoman.
  • 3  Pour faire cette comparaison, nous nous référons à la traduction française du texte de Lénine, par (...)
18Les motifs de la traduction sont donc l'enthousiasme, la curiosité et aussi la rentabilité marchande puisque Rif'at est un traducteur professionnel et que Lénine et ses idées sont un thème à la mode dans la presse égyptienne d'alors. Le titre choisi par le traducteur dévoile son approche du livre : il le considère comme un texte contre le colonialisme en soulignant la dénonciation par Lénine de la complicité des sociaux-démocrates avec leurs États bourgeois concernant l'engagement dans la grande guerre. Il résume le contenu du livre ainsi : d'abord, c'est un exposé des principes de la doctrine communiste fondée par Karl Marx et appuyée très fortement par son ami Engels ; ensuite, le livre critique les idées des socialistes modérés et réfute leurs fausses thèses en les convainquant que le bonheur et le bien-être seront réalisés en nettoyant la terre des agents du colonialisme qui veulent soumettre les nations faibles aux anciens pouvoirs financiers autoritaires (Rif'at, 1922b, p. 4). Faute de connaissance de la théorie marxiste, la polémique principale de L'État et la Révolution, à savoir le rapport entre la classe ouvrière triomphante et l'État, échappe à la compréhension de Rif'at, ce qui marque négativement sa traduction. Toutefois elle reste la première tentative de traduction d'un texte marxiste et d'adaptation du vocabulaire et des analyses marxistes à la langue arabe. À ce titre, cette traduction mérite un examen détaillé3. Cet examen consiste, d'abord, à comparer cette traduction arabe de bonne heure de la terminologie marxiste à la traduction actuelle et à découvrir les erreurs éventuelles dans la traduction, afin de dégager leurs significations sociales et culturelles. Nous nous attacherons ici à l'examen du vocabulaire marxiste le plus important dans le texte : l'État, la révolution, la classe, la dialectique.

État

19Rif'at traduit État par hukûma, un mot que l'on utilise dans la langue arabe actuelle pour désigner le gouvernement. L'État est traduit aujourd'hui par dawla qui signifie en arabe classique « puissance temporaire ». Rif'at utilise le mot dawla pour désigner les pays ou puissances colonialistes (duwal istïmâriyya). Utiliser hukûma pour traduire État était courant au XIXe et au début du XXe siècles. À propos des phrases qui concernent le terme d'« État », les erreurs de Rif'at mènent parfois au contresens : Lénine écrit, citant Engels, « L'État n'est donc pas un pouvoir imposé du dehors à la société ; il n'est pas davantage "la réalité de l'idée morale ; l'image et la réalité de la raison" comme le prétend Hegel ». Rif'at traduit ainsi ce passage : « l'État n'est pas un pouvoir imposé en dehors du cercle de l'institution sociale ; il n'a donc pas d'avantages, mais il est la réalisation d'une idée morale, il est image et résultat de la raison et de la vérité comme l'affirme Hegel. » (Lénine, 1972, p. 11 ; Rif'at, 1922a, p. 15) Rif'at, en confondant le sens du mot « davantage » avec « d'avantages » et en utilisant le verbe « être » là où se trouve le verbe « avoir », traduit le contraire de ce que Engels voulait dire. Autre exemple, dans la traduction française du texte de Lénine on lit : « Selon Marx, l'État est un organisme de domination de classe, un organisme d'oppression d'une classe par une autre ; c'est la création d'un « ordre » qui légalise et affermit cette oppression en modérant le conflit des classes. » La traduction arabe donne : « De l'avis de Marx, l'État est un organe qui domine les classes, ou plus clairement, un organe d'esclavage d'une classe par rapport à l'autre. C'est lui qui a créé un ordre des choses et il l'a légalisé, et en vertu de cela, il a mis un terme à cet esclavage en étendant le conflit des classes. » (Lénine, 1972, p. 12 ; Rif'at, 1922a, p. 17) Selon la traduction, l'ordre créé par l'État ne légalise pas l'oppression comme le disait Marx, mais vise la fin de l'esclavage.

Révolution

  • 4  Il corrigera cette erreur dans la postface en présentant une biographie plus exacte d'Engels (Rif' (...)
  • 5  « Après le renversement du Tsar, Lénine, qui n'était pas avide de pouvoir, a laissé les autres gou (...)
20Le terme révolution est traduit par thawra. Concernant le concept principal du livre de Lénine, le traducteur commet deux erreurs qui rendent vague la conception léniniste de la révolution : a) Lénine cite Marx qui postule que la violence doit jouer un rôle révolutionnaire, sans être nécessairement une source du mal. La traduction donne : « Comme la révolution, la violence joue un mauvais rôle. » b) Lénine montre que la tendance social-démocrate a trahi l'idée de révolution violente que l'on trouve chez Marx et Engels. La traduction dit : « L'abandon de l'idée de révolution violente est une trahison à l'égard des tendances socialistes, nationalistes, kautskistes. » (Lénine, 1972, p. 31 ; Rif'at, 1922a, p. 41) Ces erreurs rendent incohérentes, dans le texte arabe, les positions de Lénine à l'égard de la social-démocratie. Elles illustrent également à quel point le traducteur est ignorant de l'actualité du mouvement socialiste et de ses tendances. Cette ignorance se manifeste plus nettement encore dans la note qu'il consacre à Engels et qui le présente sous le nom de Jean-Jacques Engil : un écrivain socialiste allemand né en 1741, mort en 1802 (Rif'at, 1922a, p. 13)4, ou encore, lorsque voulant parler de Kerenski, il le confond avec Trotski5.

Classe

21La traduction courante aujourd'hui est tabaqa. Rif'at utilise ce mot mais aussi : hay'a (organisation, corps), zumra (cohorte, faction, horde), fi'a (catégorie), tâ'ifa (communauté). Pour la bourgeoisie, la transcription en usage actuellement (burjwâziyya) ne figure pas dans la traduction de Rif'at. Il reste perplexe devant ce concept qu'il traduit d'abord par wajâha wataniyya (notoriété nationale) puis, dans la même page, par al-tabaqa al-mâliyya (la classe financière). En troisième lieu, il choisit tabaqat al-a'yân (la classe de propriétaires fonciers) ; ce mot est le plus utilisé dans le texte de Rif'at mais il ne le sera pas de manière systématique, car on trouve plus loin d'autres traductions comme al-aghniyâ' (les riches), al-wujahâ' (les notables), ashâb ru'ûs al-amwâl (les détenteurs de capitaux). Parfois, il opte pour l'usage de deux mots ensemble : al-aghniyâ' wa-l-a'yân (les riches et les notables). Cette indécision devant le terme « bourgeoisie » et la difficulté d'exprimer son sens en langue arabe se manifestent plus encore quand il traduit ce seul terme par quatre mots dans la même phrase ; nous lisons dans le texte français cette expression : « sans la bourgeoisie et contre la bourgeoisie ». Rif'at la traduit par « sans les propriétaires fonciers et les riches et malgré les notables et les capitalistes » (Lénine, 1972, p. 40 ; Rif'at, 1922a, p. 52). Rif'at donc n'a pas saisi le sens que Lénine donne au concept de « bourgeoisie » car il n'est pas un familier de la littérature socialiste. Cette difficulté de trouver un terme en arabe qui corresponde au concept de « bourgeoisie » peut être due à l'ordre social flou de l'Égypte dans lequel la classe dominante n'a pas un caractère précis. Nous pouvons toujours constater que les mots « notables » et « propriétaires fonciers » sont utilisés quand le texte d'origine évoque le rapport entre la bourgeoisie et le pouvoir d'État, et les mots « capitalistes » et « financiers » sont utilisés quand le texte évoque le conflit entre la bourgeoisie et la classe ouvrière.
22En ce qui concerne la petite bourgeoisie, la confusion est encore plus grande, ce concept désignant une classe non identifiable dans l'Égypte d'alors. Dans la littérature socialiste d'expression arabe, à cette époque, apparaît l'opposition qui existe dans la société entre riches et pauvres ou capitalistes et ouvriers, mais le concept d'une classe petite-bourgeoise était quasi absent. En outre, dans le texte de Lénine, le terme « petit-bourgeois » désigne parfois une classe sociale réelle, mais, plus souvent une certaine tendance socialiste (la social-démocratie). Cela justifie la perplexité de Rif'at devant ce terme, qu'il traduit de deux manières différentes. Pour traduire le sens le plus courant - quand Lénine dénigre la social-démocratie -, il utilise al-fi'a al-akthar wajâha (le groupe de grands notables), jahâbidhatal-a'yân (l'habileté des propriétaires fonciers), siyasiyu al-fi'a al-mutanâhiya fï-l-wajâha (les politiciens du groupe des grands notables). Alors qu'il s'en tenait très éloigné avec le premier, Rif'at se rapproche, avec le deuxième sens, du concept léniniste de la « petite bourgeoisie ». On trouve pour la première fois cette traduction lors d'un passage où Lénine distingue la bourgeoisie de la petite bourgeoisie : « La bourgeoisie fractionne et dissémine la paysannerie et toutes les couches petites bourgeoises. » Ici Rif'at utilise al-tabaqât al-wûsta (les classes moyennes) et plus loin al-mullâk al-mutawassitûn (les propriétaires moyens) (Rif'at, 1922a, p. 16-17). En général l'attribut « petit-bourgeois » chez Rif'at est négatif et il implique l'appartenance à la bourgeoisie, il traduit donc « l'anarchie petite-bourgeoise » par « l'anarchie un peu aisée qui caractérise la vie de la classe moyenne » (Lénine, 1972, p. 39 ; Rif'at, 1922a, p. 50). Enfin, l'ambiguïté dans la traduction suscite des difficultés pour comprendre la position léniniste à l'égard de la social-démocratie, d'une part, et de la classe petite-bourgeoise, d'autre part.

Dialectique

23Dans la traduction actuelle dialectique donne jadal. Rif'at, lui, traduit le terme par al-qadâya al-mantiqiyya (les propositions logiques), ainsi, le « matérialisme dialectique » devient le « matérialisme logique », la « dialectique matérialiste » est rendue par madlûl hissî (sens concret), « le dialecticien Engels » devient « Engels le forgeron de mots ». Enfin « dialectique de l'histoire vivante » devient « la théorie logique qui est dérivée de la vie pratique » (Lénine, p. 79 ; Rif'at, 1922a, p. 100). Le mot « dialectique » lui est apparu énigmatique mais il l'a souvent traduit par « logique », ce qui est différent du sens de « dialectique ». C'est un autre type de fautes, dû au manque de connaissance philosophique. Il ne s'agit pas, ici, de recenser les fautes de traduction commises par le traducteur ou bien de dénoncer sa mauvaise foi, mais simplement de montrer combien il est difficile de comprendre les thèses de Lénine à partir de cette traduction comme de saisir le sens des débats entre Lénine et la social-démocratie. C'est pour cette raison que, dans la préface, Rif'at déclare qu'il a essayé de présenter « ces idées difficiles d'une manière simplifiée » (Rif'at, 1922a, p. 2). Cette quête de simplicité l'a mené à ajouter volontairement ce qu'il trouvait nécessaire pour faciliter la compréhension. Par exemple, à propos de la situation des paysans, Lénine écrit : « [...] ces mesures démocratiques qui rendent parfaitement solidaires les intérêts des ouvriers et de la majorité des paysans » ; Rif'at traduit : « [...] un moyen démocratique facile qui fonctionne d'une manière solidaire avec les intérêts des ouvriers et les intérêts de la majorité qui est la classe paysanne » (Lénine, 1972, p. 66 ; Rif'at, 1922a, p. 82). La réalité égyptienne se manifeste dans la traduction, non seulement lorsque l'on trouve cette affirmation de la paysannerie majoritaire, mais aussi à travers les conditions politiques ; ainsi, quand Lénine dit : « La véritable besogne d'État se fait dans les coulisses, elle est exécutée par les départements et les états-majors », Rif'at ajoute « les ambassades » dans la traduction (Lénine, 1972, p. 69 ; Rif'at, 1922a, p. 87), faisant allusion à l'État égyptien dirigé par les ambassades étrangères, surtout celle de l'Angleterre.
24La déformation du texte de Lénine est claire et nette quand il traite de religion, surtout quand Lénine critique le petit-bourgeois « libre penseur qui veut bien admettre que l'on ne soit d'aucune religion, mais abdique la tâche du parti, qui est de combattre l'opium religieux qui abêtit le peuple ». Rif'at rend cette phrase de Lénine en parlant de « la couche de la libre croyance qui accepte la neutralité de la religion et qui pourtant, en critiquant la campagne du parti contre les opinions religieuses, a anesthésié les nerfs du peuple » (Lénine, 1972, p. 113 ; Rif'at, 1922a, p. 145). La traduction a donc évité le mot « opium » et rendu responsable de l'abêtissement du peuple les idées de la couche de la libre croyance et non pas la religion.
25Cette confusion dans la traduction a limité la portée du livre et l'a rendu énigmatique. C'est peut-être pour cette raison que Rif'at dans la publicité pour cet ouvrage parle d'un « livre merveilleux, étrange, étonnant, où l'intelligence se perd » (Rif'at, 1922b, p. 5). La presse hostile au bolchevisme en Égypte, en se rendant compte que le livre est traduit hors du champ de la lutte socialiste, ne critique plus le livre et n'y fait aucune allusion. L'attitude est d'ailleurs la même chez les socialistes. Le fait de traduire un ouvrage de Lénine montre quel avait été l'enthousiasme de Rif'at mais son commentaire de la postface, si critique à l'égard du bolchevisme, exprime une grande déception : cette déception est aussi celle de l'opinion publique égyptienne qui a déjà compris que le bolchevisme n'allait pas apporter la liberté tant attendue, mais, au contraire, poursuivre la politique colonialiste telle qu'elle fut menée sous le Tsar.

, Page 001005The New York Times Archives
The Soviet Government has been taking unusual steps to encourage the study of Yiddish, according to Western specialists who observe Jewish cultural trends in the Soviet Union.
A 40,000-word Russian-Yiddish dictionary, originally announced for publication in 1979, has been rescheduled for 1984; a Yiddish primer has appeared in 10,000 copies, and an advanced Yiddish study course has been set up in Moscow's Gorky Institute of Literature.
These moves in favor of Yiddish, the traditional language of Eastern European Jews, spoken by a quarter million people in the Soviet Union, come at a time when departures of Jews have slowed to a trickle. The slowdown has prompted a campaign by Jewish organizations abroad to revive emigration.
The limited official support for Yiddish in recent years, compared with the full backing given to the languages of many smaller Soviet ethnic minorities, has often been cited as evidence of official bias. The recent developments are seen by some as a possible response.
Soviet Jews are classified as an ethnic group, and censuses report the ethnic affiliation and languages spoken by respondents. The 1979 count reported 1.8 million Jews, ranking the Soviet Union third in the number of Jews, after the United States and Israel.
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Data from the 1979 census, analyzed in May 1981 by Dr. Lukasz Hirszowicz in the scholarly journal Soviet Jewish Affairs, indicated that about 250,000 people had listed Yiddish either as their mother tongue or as a second language. The journal is published in London by the Institute of Jewish Affairs, an affiliate of the World Jewish Congress.
Dr. Hirszowicz, who is the journal's editor, said in an interview by telephone that the new dictionary now promised for last quarter of 1984, had in fact been largely completed by 1948. In that year, Stalin suddenly suppressed Jewish cultural life with the arrest of 24 Yiddish writers and other prominent Jews. They were executed in August 1952.
The files of the Yivo Institute for Jewish Research in New York, at Fifth Avenue and East 86th Street, show no previous Russian-Yiddish dictionary published in the Soviet Union. According to Dina Abramowicz, the institute's librarian, there was a reverse dictionary, from Yiddish into Russian, and it appeared in Minsk in 1940.
Yiddish publication saw a modest revival starting in 1959 under Nikita S. Khrushchev, focusing on the Yiddish literary monthly Sovetish Heimland.
Further active promotion of Yiddish began in the last few years, according to another observer, Dr. Elias Schulman of New York, who is an adjunct professor of East European and Jewish studies at Queens College and a literary critic for The Jewish Daily Forward.
He said in an interview that, starting in 1980, Sovetish Heimland began publishing a regular book supplement with each monthly issue of the magazine to add to the few Yiddish-language books being printed by the Moscow publishing house Soviet Writer. The May 1983 supplement, according to Dr. Schulman, is by Morris Ghitzis of Chicago, an unusual case of a book by an American Yiddish writer being published.
According to the specialists interviewed, the Yiddish section in the Institute of Literature was set up in 1981, offering a two-year course to train professional Yiddish language editors, proofreaders and translators. The journal Sovetish Heimland was said to have provided the teaching materials.
The appearance of the Yiddish primer for elementary school, the first since World War II, was reported earlier this year in Sovetskaya Kultura, the Culture Ministry newspaper. The primer was published in Khabarovsk, the Soviet Far Eastern city that adjoins the so-called Jewish Autonomous Region of Birobidzhan, and no copy seems to have reached the West so far.
The need for printing as many as 10,000 copies is not clear, according to Dr. Hirszowicz in London, since the entire Jewish population of the region is only 10,000.